Dans le très intéressant livre de Jérôme Fourquet et Jean Laurent Cassely « La France sous nos yeux », les auteurs développent une réflexion autour de l’évolution de la classe moyenne en France. D’après eux, nous assistons depuis plusieurs décennies à un processus de de bipolarisation à la fois par le haut et par le bas.

Ce processus d’évolution est très clairement perceptible dans l’univers de la consommation et des loisirs, d’une part avec la premiumisation des offres destinées aux classes moyennes supérieures, mais également d’autre part, l’apparition d’un second marché et d’une « économie de la débrouille », illustrant lui le désarrimage progressif du bas des classes moyennes.

La montée en gamme estivale : du camping au village de vacances cinq étoiles

Pour les classes moyennes et populaires, certains marqueurs de statut hérités des Trente Glorieuses, comme les vacances d’été et les sports d’hiver, ont vu leur coût d’accès s’envoler. Dans tout le secteur du tourisme, et notamment dans les villages de vacances et les campings (rebaptisés « hôtellerie de plein air »), la tendance de fond est celle de la montée en gamme.

Les campings ont effectivement connu une transformation profonde caractérisée par le remplacement des terrains nus (où l’on peut installer tentes et caravanes) par des implantations de bungalows plus onéreux (+ 20 % en 6 ans), conduisant à un parc aujourd’hui composé pour près de 30 % de bungalows et de mobile homes.

Ce phénomène s’accompagne de la montée en gamme des campings en question, qui aboutit à ce que les campings 4-5 étoiles (34 %) et 3 étoiles (34 %) dominent le marché (18 % pour les 2 étoiles et 14 % pour les 1 étoile). Cette tendance incite les professionnels à accroître les services et activités proposés (piscines, aires de jeux, animations, cours de sports, etc.) afin de séduire une nouvelle clientèle plus aisée et disposée à séjourner dans une « hôtellerie de plein air »

Mais si l’offre de services, la qualité de l’hébergement et les activités proposées ont été sensiblement « upgradés », les tarifs ont inévitablement été réévalués en conséquence. Une évolution qui a fait des campings, qui constituaient traditionnellement le type d’hébergement le plus prisé des milieux populaires et du bas de la classe moyenne, un mode de loisirs moins accessible à cette clientèle.

Des villages de vacances au Resorts

Cette logique de montée en gamme touche d’autres piliers de l’offre touristique populaire. C’est ainsi que le groupe VVF (Villages Vacances Familles), aux origines associatives, historiquement spécialisé dans le tourisme social et dirigé à sa création en 1959 par l’ancien secrétaire général de la CFDT Edmond Maire, est partiellement devenu, à la suite de sa privatisation en 2001, « Belambra Clubs ». S’il subsiste bien encore quelques Villages VVF, les sites les plus importants ont été transformés en clubs et entièrement rénovés. Il s’en est aussitôt suivi une hausse des tarifs de 15 %. Le but premier n’est plus, désormais, de favoriser le départ en vacances du plus grand nombre, conformément à la vocation historique du groupe VVF, mais de diversifier la clientèle et d’accueillir les cadres qui ne peuvent plus s’offrir le Club Med — lui-même repositionné sur le luxe —, les touristes étrangers et la clientèle d’affaires. C’est ainsi que, dès 2010, « Belambra Clubs » affichait son objectif de réaliser de 25 à 30 % de son chiffre d’affaires avec la clientèle dite « MICE c’est-à-dire « Meetings, Incentives, Conventions & Events », conçue comme le nouvel eldorado de l’industrie touristique.

D’autres groupes du tourisme social ont suivi le même chemin que VVF. Créé en 1949, le premier réseau de villages vacances, « Cap France », a ainsi pris lui aussi le virage de la montée en gamme, proposant en 2019 trois nouvelles offres : « Authentique », « Avantage » et « Exception ». « Azureva Vacances », anciennement Vacances-PTT dont la vocation à sa création était de donner aux agents de la Poste les moins bien rémunérés la possibilité de partir en vacances, ou encore le groupe « Cap’Vacances », ont également adopté cette stratégie de montée en gamme : d’une part, pour répondre aux attentes d’une clientèle plus exigeante au sein d’un secteur toujours plus concurrentiel, et, d’autre part, pour dégager de la marge sur certains segments de clientèle et assurer ainsi la viabilité de leurs structures.

Ces transformations conjointes, qu’il s’agisse du camping ou du tourisme social, ont contribué à réduire l’offre accessible aux catégories populaires, et ces barrières ont inévitablement nourri un sentiment de déclassement auprès de populations qui n’aspirent pas moins que les autres à profiter de leurs congés. Dans une société où le tourisme et les loisirs occupent désormais une place centrale, ce déclassement dans l’accès à certains formats de vacances engendre bien sûr frustration et ressentiment.

Des « Bronzés » au chalet-spa d’altitude

En dépit de cette hausse généralisée des prestations et des tarifs d’accès dans les structures accueillant traditionnellement les classes moyennes et populaires, les vacances d’été sont restées, dans l’imaginaire collectif, celles que prennent tous les Français — ou en tout cas une majorité d’entre eux (plus de six Français sur dix partant en vacances l’été).

Historiquement plus sélectif, l’univers du ski et du tourisme de montagne a connu des évolutions plus marquées que celles que nous venons de décrire. Une partie des stations s’est envolée vers les sommets du luxe, se tournant vers les hauts revenus et la clientèle internationale, alors que celles qui souffrent d’un enneigement plus aléatoire et d’une offre de logements datée s’interrogent sur l’avenir de leur modèle. Une bipolarisation qui prend le contrepied de plusieurs décennies de démocratisation des sports d’hiver.

Lorsque le gouvernement français lance son Plan neige en 1964, le volontarisme des Trente Glorieuses est à son apogée. Alors que les stations balnéaires du littoral languedocien, comme La Grande Motte, sont conçues à la même époque, et également sous l’impulsion de l’Etat, pour retenir et accueillir les flux de vacanciers français qui partaient jusqu’alors en Espagne, des stations de ski dites « intégrées » ou de « troisième génération » sont projetées dans les massifs, avec le double objectif de permettre aux Français des classes moyennes de partir aux sports d’hiver et d’offrir un débouché économique aux habitants des montagnes et des vallées. Si le ski n’a jamais été véritablement populaire, les années 1960 à 1980 ont plutôt coïncidé avec sa massification. En témoigne la conception des stations : pensées comme des villes nouvelles en altitude, d’où leur parenté esthétique avec les quartiers de banlieue qui sortent de terre à la même période, elles se veulent avant tout fonctionnelles et entièrement tournées vers la pratique du ski. Dans ces villes dédiées au loisir, le vacancier se déplace à pied, sa voiture est entreposée dans un parking situé en contrebas de la station. Les immeubles qui portent des noms de faune ou de fleurs locales sont orientés face au domaine skiable, le front de neige, alors que des galeries marchandes en rez-de-chaussée abritent les loueurs de matériel, les supérettes et les restaurants de spécialités montagnardes.

Cet urbanisme moderniste dûment planifié, fait la part belle au logement collectif. Il correspond à une approche massive et cadencée des migrations saisonnières renforce le découpage des territoires en zones de vacances. Le charme comme les limites de cette forme de tourisme standardisé seront retranscrits et parodiés à la perfection dans un film qui deviendra culte pour plusieurs générations d’amateurs de montagne et de vin chaud: Les Bronzés font du ski, sorti en 1979.

L’atmosphère en station a depuis bien changé : le modèle d’usines à ski des années 1970-1980 a été remis en question sur le plan esthétique, au profit de la vogue du tourisme naturel et authentique qui inspire un style de vacances fort éloignées de l’esprit des pionniers de l’or blanc… Il n’est pas anodin que Les Bronzés aient été tournés à Val d’Isère, dans le massif de la Vanoise, bien que le nom de la station n’apparaisse jamais à l’écran. Or, modèle de la station intégrée des années 1970, Val d’Isère a connu une évolution très nette vers le haut de gamme — et même le luxe.

Comme Val d’Isère, les stations les mieux situées ont entrepris d’améliorer leurs infrastructures et leur offre de logements afin d’être en mesure de concourir dans le segment des grandes destinations prisées de la clientèle internationale. Un certain parallélisme s’observe entre altitude d’une station, qui vaut garantie d’enneigement, et l’envolée de l’immobilier dans ces années de transition, qui voient la question réchauffement climatique s’immiscer dans l’équation touristique   L’une des manifestations les plus visibles de cette montée en gamme est l’arrivée de l’hôtellerie de luxe, des résidences de tourisme, de vacances et autres villages resorts intégrés de haut standing. Val d’Isère comptait ainsi, au début de l’année 2021, huit hôtels cinq étoiles et quatre restaurants étoilés au Michelin. Les fondues savoyardes pseudo-authentiques, les croque-monsieur trop chers ou la « crêpe façon Gigi » servie par Marie-Anne Chazel dans Les Bronzés, qui composaient l’imaginaire de la montagne une génération plus tôt, ont fait place à un monde de restaurants étoilés, de spas haut de gamme et de chalets à plusieurs millions d’euros. Trônant dans le top 3 des stations les plus chères de France, Val d’Isère est souvent comparée aujourd’hui par les professionnels de l’immobilier au XVIe arrondissement de Paris, dont elle constitue un prolongement hivernal : en 2021, le prix moyen pour un appartement s’y établissait à 1 1 500 €/m2. Un niveau comparable à celui d’un appartement parisien, donc, alors qu’il faut monter jusqu’à 17 000 €/m2 environ pour s’offrir un chalet2.

De même qu’au début des années 1970 la France rompt avec les tours et les barres des cités de banlieue au profit des lotissements de maisons individuelles, jugés plus conformes aux aspirations des habitants, l’Etat aménageur et ses promoteurs abandonnent le style HLM d’altitude dans les années 1980, et le marché promeut alors le retour au chalet alpin, ce pavillon des cimes, construit comme son homologue des plaines dans un style néo-régional tournant ostensiblement le dos à la parenthèse moderniste. Mais, si le modèle Plaza de la maison individuelle s’est adressé, tout à la fois, aux classes aisées, moyennes et populaires, le chalet néo-régional restera un bien d’exception apparenté au marché de l’immobilier de luxe en raison de la rareté du foncier en altitude.

À rebours de cette sophistication esthétique et paysagère, de nombreuses stations gèrent difficilement l’héritage urbanistique du boom du ski « pour tous » : les tours et barres d’immeubles composées de T2 spartiates et autres studios cabine, sans charme et exigus, achetés comme résidence secondaire par de petits propriétaires dans les années 1970-1980, sont à l’origine du phénomène des « lits froids », véritables friches résidentielles en altitude — il s’agit, dans le vocabulaire des professionnels du tourisme, de lits utilisés moins de 3 à 5 semaines par an et qui se sont multipliés avec l’obsolescence des constructions. Tignes, station voisine de Val d’Isère, mais plus marquée par l’aspect moderniste de son parc de logements collectifs, propose ainsi des tarifs deux fois et demie moins élevés que sa très huppée voisine, autour de 4 700 € du mètre carré pour un appartement.

Achevons notre balade en montagne avec une station située au nord de Val d’Isère, toujours dans la vallée de la Tarentaise, et dont l’histoire condense les évolutions à l’œuvre dans le monde du tourisme hivernal : Les Arcs. Inauguré à l’hiver 1968, le premier site des Arcs 1600 avait été conçu par un promoteur et polytechnicien, Roger Godino, en collaboration avec l’architecte et designeuse Charlotte Perriand, élève du Corbusier, qui dessinait des immeubles élégants selon les principes modernistes alors en vigueur.

Au centre de la station trônait la Coupole, auditorium prévu pour accueillir des événements culturels et dont la charpente inspirera le logo des Arcs. Les expérimentations esthétiques et urbanistiques menées dans ce laboratoire en plein air à 1 600 mètres d’altitude seront prolongées plus en hauteur, aux Arcs 1800 puis 2000, deux autres sites construits par la même équipe de pionniers tout au long des années 1970 et 1980. La liaison avec Bourg-Saint-Maurice, dans la vallée, sera assurée par un funiculaire à partir de 1989, faisant des Arcs la seule station des Alpes accessible depuis Paris par le rail… Loin d’être bon marché, Les Arcs avaient néanmoins été conçus selon un principe de démocratisation de la montagne qui irriguait les projets de stations des années 1960-1980, avec en ligne de mire l’idéal d’un design qui profite à tous. Mais au cours des années 2000, la société canadienne d’immobilier de tourisme Intrawest lança la construction d’« Arc 1950 Le Village », un nouveau complexe qui, comme son nom l’indique, puisait son inspiration dans l’architecture traditionnelle de montagne.

Comme dans d’autres stations cotées, I’aménagement tourne ici le dos aux grands ensembles et favorise une « authenticité » qui va de pair avec une hausse des prestations et des prix. Les établissements de ce simili-village ont ensuite été rachetés par le groupe Pierre & Vacances, qui y propose aujourd’hui une résidence de sa marque « premium » lancée à la fin des années 2000 avec spa, piscines intérieure et extérieure prestations hôtelières haut de gamme. Quant au Club Med, présent depuis 1979 aux Arcs, il a suivi la même trajectoire vers les cimes de l’hébergement de luxe. En 2018, il inaugurait un nouveau resort aux Arcs 1800, Les Arcs Panorama, présenté comme une destination « résolument haut de gamme, global et “happy digital”, s’adressant à une clientèle française et internationale l ».

Ainsi, les espaces de montagne expérimentent les mêmes logiques que celles de l’urbanisme de plaine où centres commerciaux, immeubles de bureaux, lotissements de maisons individuelles et quartiers de logements collectifs sont, à des degrés divers, atteints par l’obsolescence, incitant le marché à reconstruire du neuf parfois sur la parcelle d’à côté. À cette différence près qu’en montagne, la rareté du foncier génère une hystérisation des tendances. Comme cela a été observé dans de nombreux secteurs de l’économie et des modes de vie, la crise sanitaire et économique déclenchée par l’épidémie de Covid- 19 en 2020 a révélé et accéléré les dynamiques déjà à l’oeuvre. Ainsi, alors que les prix dans les stations du top 3 (Val d’Isère, Megève, Courchevel) continuaient de tutoyer des sommets, une baisse significative se produisit dans les stations confrontées à une crise de leur modèle : Les Arcs et Tignes subissaient une perte d’environ 10 % en un an. Les chutes les plus vertigineuses d’attractivité, mesurées par le relâchement de la tension immobilière (le rapport entre le nombre d’acheteurs et le nombre de vendeurs), concernaient des stations intégrées conçues selon le modèle de l’urbanisme des Trente Glorieuses : Tignes, l’Alpe d’Huez ou Val Thorens, précisément celles qui avaient déjà été atteintes par le phénomène des lits froids une décennie avant la survenue du Covid.

« Le ski n’est plus aujourd’hui un indicateur d’ascension sociale comme dans les années 1960-1970 », notait en 2008 le géographe Philippe Bourdeau, ajoutant que « les sports d’hiver font de plus en plus figure de “niche” touristique élitiste, réservée à une clientèle internationale ou à des skieurs de proximité ».

Alors même que ce rituel n’a jamais concerné qu’un gros quart de la population à son apogée, il a profondément marqué une époque, jusqu’à se confondre avec les Trente Glorieuses dont il constitue une partie du patrimoine immatériel. Bien qu’inégalitaire, la société française était alors engagée dans un processus de rattrapage en vertu duquel ceux d’en bas — ou plutôt du milieu — pouvaient espérer rejoindre le restaurant d’altitude et se faire une place sur le télésiège à l’échelle d’une vie. L’histoire récente des stations semble curieusement évoluer parallèlement à la courbe des inégalités de l’économiste Thomas Piketty. Selon l’auteur du Capital au XXIe siècle, la part de la richesse concentrée entre les mains d’une minuscule élite jusqu’à la Première Guerre mondiale a été progressivement redistribuée vers une vaste classe moyenne, mouvement de rééquilibrage qui a culminé au cours des Trente Glorieuses avant de s’infléchir, témoignant d’une remontée des inégalités à partir des années 1980. D’abord lieux de villégiature de l’aristocratie et des élites financières (la popularité de Chamonix est associée à l’histoire des Rothschild), les stations se démocratisent avec la production massive de logements à partir des années 1960. Puis, depuis le début du XXIe siècle, un mouvement d’effritement de la classe des skieurs s’observe, et la fréquentation en famille des méga-stations alpines redevient un marqueur économique très fort d’appartenance, non plus au 1 %, mais aux 5 à 10 % de catégories très supérieures qui peuvent encore se l’offrir.

Alors qu’une poignée de stations, essentiellement dans les Alpes du Nord, se sont insérées dans la concurrence internationale et ciblent la clientèle la plus haut de gamme à coups de millions injectés dans les usines à neige artificielle, les télésièges débrayables et les hôtels-spas néo-traditionnels, les petites se réinventent en station de tourisme alternatif et « familial », faisant de nécessité vertu face à la pénurie de neige. Ces stations restent fréquentées par une clientèle régionale et familiale — toulousaine ou bordelaise dans les Pyrénées, marseillaise ou niçoise dans les Alpes du Sud —, et se tiennent tant bien que mal en marge du mouvement de montée en gamme décrit précédemment. Dans certaines petites stations, le taux de remplissage très satisfaisant de l’hiver 2020-2021, alors même que les remontées mécaniques étaient fermées en raison du Covid-19, indique que les espaces de moyenne montagne ont encore un avenir dans le monde d’après(-ski).

Alors que les stations les plus élevées montaient en gamme et ciblaient une clientèle premium, leurs homologues moins bien dotées par la géographie se sont spécialisées dans l’accueil d’un public moins aisé, devenant ainsi un marché de report.


Enfin, qu’elles soient premium ou ciblant une clientèle moins aisée, les stations de ski doivent également faire face a un enneigement plus capricieux et un changement de façon de pratiquer les sports d’hivers. Les Igloos de Tinygloo destinés aux enfants ont toute leur place dans les resorts très haut de gamme, comme dans le cœur des plus petites stations village.

Source : « La France sous nos yeux » de Jérôme Fourquet et Jean Laurent Cassely  – Editions Seuil